2012 Octobre

Drôles d'oiseaux: un cas de Bubo virginianus

de Claude Ghezi

Karla avait 5 ans en 2004. Son père est colombien indigène, c'est a dire d'origine indienne, professeur de yoga et shaman. Sa mère est française, c'est une artiste. Ils vivent dans la montagne noire, dans une petite maison a deux étages dans la forêt, à une trentaine de kilomètres de la première ville qu'ils dominent.

J'ai déjà soigné les parents qui m'ont invité à venir passer un dimanche dans la nature et faire une séance de hutte de sudation. À cette occasion, ils me disent qu'ils sont inquiets pour Karla. Elle va aller à l'école l'année prochaine mais elle ne parle pratiquement  pas. Elle comprend tout ce qu'on lui dit, elle sourit, rigole avec sa grande sœur, joue avec elle, mais ne dit rien, « comme si elle observait le monde, » me disent-ils. Leur inquiétude est simplement liée à l'école, à la vie sociale de Karla, mais pas du tout par rapport à sa santé mentale. Pourtant, avec les autres enfants, on la sent gênée, en retrait, un peu craintive, décalée, et finalement les autres la délaissent.

En l'observant dans le jardin, elle se tient assise très droite sur le tas de sable pendant de longs moments ; quand sa sœur ne joue pas avec elle ou que personne ne la sollicite, elle se tient là sans bouger, elle regarde au loin, de temps en temps tourne la tête, juste pour voir d'où vient un bruit.  Elle aime se réfugier dans la cabane dans l'arbre en face de la maison, loin du bruit et des autres enfants qui jouent en bas, toujours sans hâte, ne montrant ni peur ni excitation, comme si ça ne la concernait pas. On pourrait penser à une petite autiste mais elle répond rapidement aux appels et souvent en souriant.

Elle a très bon appétit me dit sa mère. Comme ils sont végétariens je leur demande  comment ça se passe pour les enfants avec ce régime ? Pour Anita, la grande sœur, tout va bien, elle se contente du repas. Pour Karla, c'est différent : quand elle allait manger chez les voisins, elle se jetait littéralement sur la viande pour l'engloutir, me dit son père. Alors, on lui fait un peu de poulet, mais il faut toujours lui dire de ralentir, elle avalerait bien tout ça sans même mâcher.

A voir la petite Karla souriante, silencieuse, fière, gentille, jamais violente ni en colère, toujours contente de son sort, calme, sereine, ces mots me viennent en l'observant : comment s'imaginer une gloutonne de poulet ou de viande qui avale sans mâcher et sans laisser de restes ?

Il y a une autre chose qui nous tracasse, me dit sa mère, encore plus que cette histoire de ne pas parler : « Après tout, elle me plait comme ça, on dirait la réincarnation d'une vielle « bruja », mais elle ne dort pas la nuit ; toute les nuits, elle se réveille, elle descend l'échelle et va dans la cuisine ou dehors. »

Claude Ghezi (CG) : Elle est somnambule ?

Mère (M) : « Non pas du tout, elle est bien réveillée, elle me parle et tout. »

CG : De quoi ?

M : « Ça peut être de sa journée ou de ce qu'elle a vu, ce que les autres ont fait. »

CG : Alors là, elle parle, je comprends mieux que vous ne soyez pas inquiets pour sa santé mentale ou une éventuelle surdité !

M : « Oui, mais elle est fatiguée la journée, elle se lève en même temps que nous, elle ne dort pas beaucoup. »

 Nous rentrons dans la maison et là, j’aperçois l'échelle dont elle venait de parler. C'est une échelle artisanale. Elle est très raide et très longue avec des barreaux irréguliers ; elle donne sur le deuxième étage où sont les chambres ; il n'y a aucune balustrade, tout l’étage donne sur le vide.

CG : Si ma fille devait descendre de là en pleine nuit, je serai complétement paniquée, dis-je. Vous descendez avec elle ?

M : « Non, souvent je me réveille bien après en entendant comme des bruits de souris. D'ailleurs, Karla, elle les voit, les souris, dans la maison, même la nuit. »

CG : Elle n'allume pas la lumière ?

M : « Non... »

Voilà le cas de Karla.

C'était trop beau, je découvrais depuis peu le monde des oiseaux de Jonathan Shore que j'avais vu l'année précédente à Paris. Ce cas m'a fait réfléchir pour la première fois à cette idée qu'il y aurait une différence entre un « animal-totem » et le remède qui, lui, est une vraie souffrance. Ce n’est pas parce que Madame X se prend pour une gazelle qu'elle est redevable du remède. Mais ici la souffrance est bien réelle.

Quels sont les éléments de ce cas ?

- Ne parle pas vraiment, elle ne parle que la nuit.

- Aversion pour la compagnie, elle semble plutôt indifférente - on ne peut parler d'aversion.

- Désir de solitude.

- Observatrice du monde autour, aux aguets, mais sans affects.

- Désir de viande, qu'elle englouti sans mâcher.

- Altière, fière, mais sans prétention.

- Absente, mais vite de retour dès qu'on l'appelle.

- Calme, silencieuse, gentille, finalement sereine.

- Sans peur, ni du vide ni de l'obscurité.

- Elle voit la nuit – nyctalope – elle entend le moindre bruit – hyperacousie.

Prescription : Bubo virginianus MK

Suivi : une dizaine de jours après le remède, elle ne se levait plus la nuit et dormait. Elle s'est mise à parler comme une grande et en septembre elle a intégré sa classe et s'est bien débrouillée. L'année suivante, ils sont partis vivre en Martinique. J'ai eu des nouvelles par le père qui est revenu en France 2 ans plus tard régler des affaires : tout allait bien pour Karla, elle avait repris le remède quelque temps après leur arrivée.

Ils ont déménagé en 2009 en Colombie dans le Guajira. L'année suivante, une amie est allée les voir ; ils s'occupent de riches touristes américains qui veulent s'initier à la sagesse indienne. Karlita qui va très bien, a été baptisée par la tribu « Ocolote » qui est une traduction de Tecolote, le Hibou !

Photos: Wikimedia Commons
Shaman's drum
Profile shot of a great horned owl; Sam Whited

 

Catégories: Cas
Mots clés: mutisme, insomnie, désir de solitude, indifférente aux autres, observatrice, nyctalope, hyperacousie
Remèdes: Bubo virginianus

partager avec un ami

Envoyer un commentaire

  • Champs marqués avec un * sont obligatoires.